L’échelle des codes de la société kabyle traditionnelle (Lewqam, Taqbaylit, Tamusni)
MOULOUD MAMMERI – L’échelle des codes de la société kabyle traditionnelle comportait trois paliers non seulement inégalement accessibles, mais aussi inégalement répartis...
Au plus bas, ‘lewqam’, la voie droite, est en principe à la portée de tous et donc exigible de chacun. À l’étape intermédiaire, ‘taqbaylit’ est le code kabyle de déontologie. Tout en haut enfin ‘tamousni’, que l’on peut rendre très approximative ment par la sagesse, une sagesse à base de science. De celui qui agit selon lewqam, on dit ‘d argaz I-laali’ (c’est un honnête homme) ; de celui qui se conforme à taqbaylit, ‘d argaz’ tout court (c’est un homme) ; et l’adepte de la tamousni est un ‘amousnaw’ (un sage).
Le rapport qui lie à la poésie chacune de ces trois conditions est différent : un argaz l-laali (l’honnête homme, bas de la pyramide) peut ne pas connaître un seul vers (encore que la chose soit rare), un argaz (l’homme, milieu de la pyramide) en connaît normalement quelques-uns, un amousnaw (le sage, haut de la pyramide) non seulement est tenu d’en savoir le plus grand nombre, mais à l’occasion en compose.
Qu'est-ce un argaz, un homme, chez les Kabyles ?
Lewqam s’applique à la vie quotidienne. Il est la somme d’un certain nombre de vertus moyennes, de règles et conventions qui permettent le fonctionnement optimum ou désirable de la vie du groupe. C’est un idéal plus social qu’individuel. Taqbaylit est d’une nature toute différente. La différence n’est pas seulement de degré, elle est d’essence. Elle suppose une participation active de l’individu, un effort de dépassement quelquefois exacerbé (…).
Le terme réfère surtout à la vertu considérée ici comme primordiale : le 'nif', l’honneur. Le nif c’est le sentiment de ce que vous vous devez, et par voie de conséquence de ce que l’on vous doit.
L’argaz (l’homme, tout court) fait face aux amis et aux ennemis : le même verbe s’applique aux deux (ittqabal iḥbiben, ittqabal iɛdawen), il est courageux (d bab n yiɣil, ikkat uzzal), il tient table ouverte (icceččay). Il n’a pas seulement les qualités de ‘argaz lɛali’, il possèdent aussi les qualités de quelqu’un qui contribue par son action personnelle à la concrétisation d’un idéal. Il tend davantage à être un héros qu’un simple homme de bien.
Dans la mesure où sa conduite est dictée par le respect de valeurs apparemment gratuites et souvent aux dépens de ses intérêts matériels, il contribue à donner un sens à l’existence de tous.
La tamousni (vérité universelle) et les amousnaw (sages)
Tamousni (la connaissance, degré le plus haut de la hiérarchie) s’adresse à tous les hommes ; elle possède une vocation universaliste. L’amousnaw (le sage) c’est l’homme qui tente d’accéder à la vérité la plus générale, en quoi tout se fonde. On ne naît pas amousnaw, on le devient, car tamousni suppose une longue pratique doublant un long apprentissage. Tamousni est autant de l’ordre de la science que de l’ordre de l’action.
Les amousnaw anciens ont fait l’effort d’analyser les situations. Le premier soin du néophyte sera donc d’apprendre les vérités dégagées par ses devanciers. Voilà pourquoi la possession du verbe (particulièrement le vers), est indispensable à l’amousnaw, car le vers constitue l’écriture d’une société pratiquement illettrée ; il sédimente et fixe les expériences anciennes. D’une génération à l’autre, les amousnaw forment une chaîne qu’il est vital de continuer. La briser revient à annihiler toutes les créations des générations antérieures. De là le soin inquiet que les amousnaw mettent à se trouver un successeur, souvent à l’instruire.
La tamousni ne connaît pas de frontières. L’ensemble des amousnaw ont conscience de former un groupe uni par un projet commun. Ils cherchent la compagnie les uns des autres, profitent de toutes les occasions pour rencontrer les amousnaw les plus réputés. Ils vont de tribu en tribu, de marché en marché, quêtant la tamousni. Le proverbe dit : “On apprend jusqu’à l’âge mûr, dit l’un, jusqu’à la mort, dit l’autre.” Ainsi finit-il par se constituer une espèce de somme de la tamousni.
— Mouloud MAMMERI, Poèmes kabyles anciens (introduction)