La dimension métaphysique dans la poésie kabyle de l'exil (Jean Amrouche)
L'exil représente l'un des thèmes de prédilection des poètes kabyles. Forcés de quitter leurs montagnes pour aller gagner leur subsistance en des contrées lointaines, les Kabyles n'ont jamais renoncé au lien sacré qui les unit à leur terre mère. La mélancolie qui transpercer leur cœurs, ils l'ont exprimée par des poèmes déchirants. Cependant, ce chagrin est une manifestation d'un chagrin encore plus profond, le chagrin de l'homme coupé l'Unité originelle et chassée du Paradis.
Dans ce texte, extrait de l'introduction du recueil "Chants berbères de Kabylie", Jean El Mouhoub Amrouche nous en fournit la démonstration...
L'image, le symbole et le mythe chez l'homme kabyle traditionnel
Le kabyle exprime naturellement sa pensée par images, d’une manière allusive. L’image et ce qu’elle signifie sont étroitement associés dans son esprit. C’est pourquoi ces poèmes sont purs de littérature, de rhétorique. Tout y est incarné dans l’image ou le symbole. Le mythe est tout naturel à ses gens simples et vrais […].
Les poètes kabyles se servent de la langue de tous les jours. On ne distingue aucune différence entre la parole poétique et la parole monnaie d’échanges quotidiens. Mais les circonstances chargent les mots éculés d’une vie et d’une dignité nouvelle ; et telle formule prosaïque naturellement s’élève au mode liturgique. D’ailleurs leurs thèmes de prédiction excluent toute recherche d’acrobatie verbale. Ce sont des thèmes d’un lyrisme grave, et les plus profondément humains : l’exil, la mort, Dieu, la tendresse maternelle, la peine des hommes que la résignation et l’effort transfigurent en un cérémonial de fête.
Jean El-Mouhoub Amrouche et Albert Camus. |
La part la plus profonde de leur vie intérieure est toute préoccupée par ces grands sentiments. Peu de paysans, plus que le paysan kabyle, sont attachés à la terre maternelle. La pensée la plus douloureuse est pour lui la crainte de mourir et d’être enterré en terre étrangère. Condamné par la surpopulation et la pauvreté du sol à l’émigration saisonnière, il n’a jamais quitté les siens, son village, l’horizon dans lequel il a grandi, sans éprouver un déchirement. Il suffit de dire de quelqu’un « d aɣrib », c’est un exilé, pour indiquer que son âme est profondément blessée. Les lointains pays n’exerçaient autrefois aucune attirance sur les gens de chez nous. La proximité de la maison natale et de la dernière demeure leur était nécessaire. Hors de chez eux, ces hommes rudes avaient perpétuellement froid au cœur.
La mère et la terre sont aux yeux du Kabyle le bien le plus précieux
Etroitement unie à l’image de la terre natale, la figure de sa mère hante l’émigré. Doit-on voir ici une survivance du matriarcat qui est encore si répondu chez les Berbères Touareg ? Je ne sais, et ne faisant pas œuvre d’érudit, je me contente de constater que l’amour du fils pour sa mère prime l’amour qu’il porte à son père. Chargé d’ans et d’enfants, le Kabyle reste un fils, et plus particulièrement le fils de sa mère. De même que les liens qui le rattachent au sol, le cordon ombilical n’est jamais entièrement tranché pour lui. La mère et la terre sont à ses yeux le bien le plus précieux. Il est leur enfant, et ne saurait sortir du cercle de leur tendresse sans dépérir.
Peut-être ce sentiment prend-il une intensité si grande du fait que les enfants d’une même famille naissent de différents lits ? La mère souffre par les autres épouses et par la tyrannie de la belle-mère, bref elle vit dans une atmosphère de contrainte, d’hostilité et de jalousie. L’enfant ne jouit d’une affection sans partage que dans son ombre. Quoi qu’il en soit, il est sûr qu’il ne perd presque jamais le sentiment de son étroite dépendance à l’égard de sa mère. Le kabyle n’est presque jamais un être autonome ; il n’atteint pas la maturité de l’homme. Mais sans doute pour donner toute leur résonance à ces thèmes, faut-il aller plus loin que cette explication.
Chagrin de l'exil et nostalgie du Paradis perdu
La grande douleur de l’homme est d’être — et d’être séparé. Nous portons en nous avec la joie d’être vivants, de nous sentir animalement existants, l’amer regret du non-être. La mère qui nous a nourris de sa chair, la terre maternelle qui nous recevra, sont les corps qui nous rattachent au non-être, ou si l’on veut, à l’origine ineffable, au Tout dont nous nous sentons cruellement séparés. Ainsi l’exil et l’absence ne sont que les manifestations dans le temps d’un exil qui les transcende, d’un exil métaphysique. Par-delà le pays natal, par-delà la mère terrestre, il faut percevoir l’ombre faiblement rayonnante du Paradis perdu, et l’Unité originelle.
Poème de Si Mohand ou M'hand sur le chagrin de l'exil. |
Il est bien certain que les paysans ou les colporteurs kabyles n’ont pas un instant songé, tandis que la nostalgie du Pays leur dictait ces poèmes déchirants, qu’ils chantaient la grande douleur de l’homme chassé du Paradis. Pourtant, en même temps que leur douleur, c’est bien celle-là qu’ils ont chantée — et c’est pourquoi leurs chants apportent à qui les accueille un si grand bouleversement.
Quoi qu'il fasse, l'homme est exilé. Et l'un des privilèges du poète est de sentir la douleur de l'exil plus intensément que tout autre.
Jean El-Mouhoub AMROUCHE, Chants berbères de Kabylie, Éd. Charlot, 1947, pp. 20-24.